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Sur les chemins de l’ours, dernière sortie avant hibernation

Avant l’hiver, les équipes de l’Office français de la biodiversité (OFB) relèvent les indices de la présence de l’ours dans les Pyrénées. Avec une progression de 11 % en moyenne depuis 1996, leur population deviendrait « viable », estiment les spécialistes.

En ce début de mois de novembre, le ciel est au grand bleu au-dessus de la vallée de Luchon (Haute-Garonne), à deux pas du Val d’Aran et de l’Espagne. Dans la forêt d’Escalères, à 1 900 mètres d’altitude, les arbres se sont habillés d’un camaïeu mordoré. Les ours peuplant cette zone se préparent à entrer en hibernation dans une grotte, une cavité à flanc de montagne, ou un chablis, ces arbres déracinés qui peuvent offrir l’aspect d’une tanière. Pendant quelques mois, le rythme cardiaque et la température corporelle de ces plantigrades vont baisser. Ils ne s’alimenteront plus jusqu’au mois d’avril.

Les membres de l’équipe Ours, intégrée en janvier 2020 au réseau des 2 800 agents de l’Office français de la biodiversité (OFB), mettent à profit cette période avant l’hibernation pour achever le comptage de l’année et relever avant l’hiver les « indices » laissés par l’animal. Le long d’un circuit de quatre kilomètres, ils relèvent les images de quatre pièges photos et vidéos. « Sur l’ensemble de la chaîne des Pyrénées, il y a environ soixante circuits, et autant de caméras posées sur des arbres », détaille Julien Steinmetz, chef de l’unité régionale des grands prédateurs et de l’équipe Ours, constituée d’une quinzaine d’agents.

Entre juillet et août, 515 indices indirects d’ours ont été collectés sur quatre départements des Pyrénées françaises, de la vallée d’Ossau (Pyrénées-Atlantiques), à l’ouest, jusqu’à la commune de Gourbit (Ariège), à l’est.

« Pièges à poils »

Ce circuit du jour « où l’on a très peu de chance de rencontrer un ours, comme souvent », selon Julien Steinmetz, ce sont 400 mètres de dénivelé à grimper, pour un parcours total de quatre ou cinq heures. Une « petite balade » pour les plus aguerris des agents. Après les chemins escarpés à flanc de pente, alors que vautours et aigles royaux tournoient au-dessus des arbres, il faut pénétrer dans la forêt de hêtres, de chênes et de résineux, « l’habitat préféré » des ours, précise le chef d’unité.

Après une demi-heure de marche, la colonne fait halte devant un immense douglas. Là, l’équipe relève les « pièges à poils », souvent placés en face des pièges photos, qui permettent également de récolter des indices. Du smola, une substance venue de Norvège, brune et « pégueuse », est répandue sur l’écorce. Elle attire par son odeur le museau curieux de l’ours. Celui-ci griffe alors l’arbre, ou s’y frotte, et y laisse ses poils, et donc son ADN, capturés par trois petites bandes de barbelés. La ronde des relevés, cartes vidéos et poils éventuels trouvés, se répète deux fois par mois pour l’agent chargé de la zone.

Les membres de l’équipe collectent également tous les témoignages, observations ou signalements du réseau Ours Brun, un dispositif constitué de 450 bénévoles. Associations, scientifiques, éleveurs, randonneurs ou passionnés de la montagne remplissent des fiches d’observations détaillées qui permettront d’alimenter le rapport annuel publié par le réseau, en général en avril.

« A ce jour, avant la collecte de toutes les fiches, on peut affirmer qu’au minimum sept portées, de un à trois oursons, sont nées en 2021, ce qui porterait la population, en bonne progression depuis trois ans, à environ 80 individus », affirme Pierre-Luigi Lemaitre, jeune biologiste de 30 ans, coordinateur du réseau. Avec une progression constante de 11 % en moyenne depuis 1996, la population deviendrait « viable » avec cinquante reproducteurs, selon les spécialistes. Soit environ 140 ours sur l’ensemble du massif. Viable, car débarrassée des éventuels soucis de consanguinité, non évalués à ce jour, mais pouvant déboucher sur des maladies ou des mortalités précoces.

Les tensions persistent

Le pays de l’ours s’est étendu et fortement peuplé depuis cinquante ans. Dans le massif des Pyrénées, on en recense essentiellement en Ariège et en Haute-Garonne – dans le noyau dit occidental – jusqu’aux vallées du Béarn et des Pyrénées-Atlantiques, où sa présence se renforce.

Mais « pro » et « anti » se déchirent encore. Deux animaux ont été abattus cette année par l’homme. Les débats sur ses prédations – les troupeaux de brebis attaqués –, les indemnisations ou mesures de protection pour les bergers, frisent parfois l’irrationnel. Les deux dernières ourses relâchées en 2018, Claverina et Sorita, l’ont été par voie aérienne, en hélicoptère. Signe des tensions qui persistent encore pour éviter tout « affrontement ».

A Melles, commune de 90 habitants dans le sud de la Haute-Garonne, le maire, Alban Dubois, ne décolère pas. C’est ici, sur les pentes boisées des contreforts du massif pyrénéen, qu’en 1996 a été lâché le premier ours en provenance de Slovénie, marquant les débuts d’un vaste programme de réintroduction du plantigrade, destiné à assurer une population viable et pérenne. Depuis, onze animaux capturés en Slovénie ont été relâchés.

Après les attaques répétées sur les estives du village au début de l’été, avec quarante brebis dévorées et autant de blessées, Alban Dubois a assuré fin septembre que la municipalité prendrait des dispositions pour 2022. Il a menacé de décider, « pour commencer, l’annulation de toutes activités scientifiques et touristiques liées aux ursidés, l’enlèvement des appareils photographiques du réseau “Ours brun” via l’Office français de la biodiversité ».

960 brebis tuées en 2021

En réaction, l’équipe Ours a dû mener, bien plus qu’en dehors des habituels constats de prédations auprès des éleveurs, une autre de ses missions. Sur l’ensemble du massif, 960 brebis auraient été tuées par des ours en 2021 selon l’OFB. Pour la première fois, des tirs d’effarouchement non létaux ont été opérés avec l’appui de la Brigade loups, une autre équipe de l’OFB chargée d’abattre chaque année, selon la loi, un quota des 600 loups présents en France. Par ailleurs, des pièges seraient opérationnels pour capturer vivant Goiat, un ours mâle de 14 ans, considéré comme « ours à problème » après qu’il a attaqué des troupeaux de brebis, et même des chevaux en 2019.

Le préfet de région, Etienne Guyot, coordonnateur du plan Ours 2018-2028, avait annoncé à la fin de septembre le report d’un plan européen, dénommé Life Ours Pyr, au grand bonheur des opposants. Doté d’un budget de 8 millions d’euros, celui-ci prévoyait le renforcement des « corridors écologiques dans le massif », des « moyens supplémentaires pour la protection des troupeaux de brebis et la formation des bergers », ou la création de nouveaux « outils de médiation tel un Centre de ressources sur l’ours ».

Une proposition de méthode pour définir la mise en œuvre du plan sera présentée et fera l’objet d’échanges lors de la prochaine réunion du groupe pastoralisme et ours le 8 décembre. Pour le préfet, « l’objectif est de déterminer et de proposer, de façon équilibrée, des actions tant en faveur de la connaissance et de la conservation de l’ours, qu’en faveur de l’aide et de la protection apportée aux éleveurs pour limiter la prédation ». Il a aussi réaffirmé que le programme Life ne prévoyait aucune réintroduction d’ours en 2022.

Philippe Gagnebet (Luchon, envoyé spécial)

Le Monde