Des bourgeons éclosent trop tôt, des oiseaux sont balayés par des cyclones, des insectes se reproduisent à gogo… Les hivers sont plus chauds et plus courts, et cela bouleverse les écosystèmes.
En ce début mars, un petit air de printemps flotte au-dessus des jardins parisiens. Les bourgeons de magnolia gonflent doucement au pied des immeubles. Entre les troncs encore décharnés des platanes, les fleurs roses et blanches des prunus se mettent à poindre. Une envie d’ôter sa veste et de languir au soleil semble gagner les promeneurs. Un peu trop tôt pour la saison ? À cause du réchauffement climatique, les hivers sont de plus en plus doux et de plus en plus courts, rappellent les météorologues. Celui qui s’achève a été marqué par plusieurs records de chaleur, avec des températures allant à 21 °C à Marseille en décembre et à 23,2 °C à Toulon en février. En Europe, l’hiver a été 0,6 °C plus chaud que la moyenne enregistrée entre 1991 et 2020, selon le programme Copernicus. Cela a des conséquences désastreuses pour la biodiversité.
Les plantes, et notamment les arbres, sont les premières victimes de la disparition de l’hiver. « Beaucoup d’espèces de l’hémisphère Nord ont besoin d’hivers froids », explique à Reporterre Camille Parmesan, écologue, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et spécialiste des conséquences du réchauffement climatique sur la biodiversité. Pendant des millions d’années, les plantes qui poussent sont nos latitudes se sont adaptées à des hivers marqués. « Les plantes pérennes et ligneuses ont développé un système qui leur permet de reconnaître lorsque l’hiver arrive, et de se protéger en endormant leurs bourgeons et en faisant tomber leurs feuilles, explique Iñaki Garcia de Cortazar, directeur d’unité à l’Institut national pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Le froid est là pour annoncer que l’hiver est là, et que le printemps lui succédera. Il permet à toutes les plantes de se mettre au diapason pour la saison suivante. »
Certaines espèces, comme les pommiers, ont besoin de « comptabiliser » un grand nombre de jours de froid avant de fleurir. « Il y a une raison à cela, explique Camille Parmesan. Il est toujours possible d’avoir une journée douce en plein milieu de l’hiver. Mais cela ne signifie pas forcément que la saison froide est terminée. Il ne faut surtout pas que ces espèces sortent leurs feuilles, ou pire, leurs fleurs, à ce moment-là. Lorsque la température est très basse, des substances chimiques leur disent de rester endormies. Une fois qu’un certain nombre de jours de froid a été atteint, ces signaux disparaissent, et la plante peut se réveiller au retour des beaux jours. » Ce système empêche les plantes de sortir de leur dormance trop vite. « Un peu comme un réveil-matin », sourit la chercheuse. « Lorsque les besoins en froid sont bien remplis, on sait que la floraison sera très bien structurée et homogène et que l’on aura des fruits », note Iñaki Garcia de Cortazar.
Les pommiers ont besoin de « comptabiliser » un grand nombre de jours de froid avant de fleurir. Flickr / CC BY–NC 2.0 / Gilles Péris y Saborit
Le problème est que le réchauffement de l’hiver bouleverse les repères des plantes : « La rythmicité des saisons est cassée », constate Jonathan Lenoir, chercheur en écologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). « On voit des arbres un peu perdus, qui sortent leurs fleurs trop tôt, ou mettent du temps à démarrer, ou ont des floraisons bizarres », dit Iñaki Garcia de Cortazar. Les vignes et certaines variétés de cerisiers, qui n’ont pas besoin de « comptabiliser » beaucoup de jours de froid pour sortir de leur dormance, peuvent bourgeonner ou fleurir avant que le risque de gel ne soit complètement écarté. Ce fut le cas l’année dernière. Des vignerons avaient dû allumer des braseros au pied de leurs plantations pour éviter qu’elles ne se perdent. « C’est également le cas pour beaucoup d’essences forestières, comme le chêne, dont la période de débourrement [1] peut survenir avant que le risque de gel ne soit complètement écarté, précise Jonathan Lenoir, du CNRS. Le risque est que l’arbre ne se développe pas bien, ou passe une saison difficile. » « Ils gaspillent de l’énergie en refaisant des fleurs. Ce n’est pas bon pour leur santé à long terme, et peut réduire leur longévité », ajoute Camille Parmesan.
« On ne le voit pas forcément, mais ces plantes sont complètement bouleversées »
Toutes les espèces ne se mettent pas à fleurir trop tôt. Paradoxalement, le réchauffement de l’hiver peut conduire certaines à le faire trop tard. Camille Parmesan s’est penchée sur ce phénomène dans le cadre d’une grande étude portant sur 490 essences. Avec ses collègues, la chercheuse s’est aperçue qu’environ 15 % des espèces reculaient leur date de floraison, parfois de plusieurs semaines, en raison du réchauffement de l’hiver. Les plantes dont les besoins en froid sont importants étaient les plus affectées. « Ces plantes ne font qu’attendre, attendre et attendre le froid, qui n’arrive jamais. Au bout d’un moment, elles abandonnent, et sortent leurs fleurs. » Malheureusement, ces floraisons adviennent rarement à un moment idéal pour elles. Il fait parfois déjà trop chaud lorsque les bourgeons pointent le bout de leur nez. « Ces plantes reçoivent des signaux contradictoires. On ne le voit pas forcément, mais elles sont complètement bouleversées. »
Un vigneron du domaine viticole de Luneau-Papin allume des bougies antigel dans le vignoble du Landreau, près de Nantes, le 12 avril 2021. © Sebastien Salom-Gomis/AFP
Le manque de froid peut également troubler certaines plantes annuelles, comme le blé et l’orge. [2] « Sans froid, on peut avoir de grosses pelouses partout, et pas une seule montée en épi », dit Iñaki Garcia de Cortazar, de l’Inrae. Le phénomène inquiète moins le chercheur, car car les producteurs peuvent choisir des variétés qui ont moins besoin de froid, ou peuvent être semées au printemps. « Mais le risque est là. »
Du côté des animaux, les conséquences du réchauffement de l’hiver diffèrent selon leur température interne. « La température corporelle des animaux ectothermes [3] est celle du milieu, comme s’ils étaient une maison passive sans thermostat, explique l’océanographe et chercheur au CNRS David Grémillet. Lorsque la température augmente, leur métabolisme augmente également, et devient plus rapide. Les animaux homéothermes [4], tels que les oiseaux, les mammifères et certains poissons, peuvent davantage réguler leur température. »
Au lieu d’hiberner, certaines espèces restent actives toute l’année
Les insectes sont, dans leur grande majorité, des animaux ectothermes. Même si toutes les espèces répondent de manière spécifique au réchauffement de l’hiver, le chercheur Kévin Tougeron observe qu’un grand nombre d’entre eux ont tendance à ne plus entrer en diapause, qui correspond, « pour faire simple, à leur hibernation ». Au lieu d’interrompre leur développement pendant les mois les plus frais, certaines espèces restent désormais actives toute l’année. D’autres cessent leurs activités en décembre plutôt qu’en octobre, et la reprennent au mois de février plutôt qu’en mars. « Cela leur permet de continuer à exploiter leur environnement, de faire davantage de générations. »
Si les insectes ont de quoi se réjouir, ce n’est pas nécessairement le cas des espèces dont ils se nourrissent. On peut évoquer l’exemple bien connu des scolytes, des petits coléoptères qui dévorent les forêts d’épicéas du Grand Est. « Lorsque les hivers sont plus doux et les périodes de végétation plus allongées, certaines espèces végétales peuvent s’affaiblir (surtout en cas de sécheresse) et devenir plus vulnérables aux ravageurs. Dans les forêts en monoculture, tous les arbres sont touchés en même temps. Cela peut aller très vite », explique Jonathan Lenoir.
« Certaines espèces végétales peuvent devenir plus vulnérables aux ravageurs »
Tous les insectes ne sortent cependant pas gagnants de l’adoucissement des conditions hivernales. « Certains, comme les carabes (de la famille des scarabées) ont besoin de froid, voire de gel pour terminer leur cycle de développement et atteindre la maturation de leurs organes sexuels, note Kévin Tougeron. On peut imaginer que si les hivers se réchauffent trop, cela pourrait leur poser problème. »
Du côté des animaux homéothermes, les oiseaux font partie des plus affectés. Certaines espèces, comme les mésanges, sont parvenues à s’adapter génétiquement au réchauffement des températures. « En moyenne, elles nichent huit jours plus tôt depuis vingt ans », dit le biologiste Jacques Blondel. Toutes ne s’en sortent pas aussi aisément.
L’une des causes ? La « désynchronisation » entre les espèces. Elles ne répondent pas au réchauffement de l’hiver de la même manière, ni au même rythme. Ces différences peuvent « casser » des interactions vitales. Le biologiste américain Thor Hanson en donne un exemple marquant dans son ouvrage Lézards d’ouragan et calmars plastiques : les conséquences inquiétantes et fascinantes du changement climatique sur la biodiversité (Basic Books, 2022) [5]. Aux alentours de l’étang de Walden, où le poète américain Henry David Thoreau séjourna dans une cabane en 1845, les températures ont augmenté de 2,4 °C depuis 160 ans. Les fleurs s’y épanouissent en moyenne sept jours plus tôt. Le problème est que d’autres espèces, comme les oiseaux-mouches, détectent la fin de l’hiver par la durée du jour, et non par la température. Elles continuent donc d’arriver sur le site à la même date qu’à l’époque de Thoreau, et peuvent « rater » la période durant laquelle les fleurs contiennent le plus de nectar. Les hirondelles montrent elles aussi le bout de leur bec bien après l’éclosion des insectes dont elles se nourrissent.
Autre exemple avec le gobemouche, un oiseau migrateur. « La réponse au réchauffement climatique des chenilles dont ils se nourrissent est plus rapide que la leur, explique Jacques Blondel. Lorsqu’ils remontent vers le nord pour se reproduire au mois d’avril, ils arrivent trop tard par rapport à la période de disponibilité en nourriture, et les populations baissent. »
Certains oiseaux marins, dont des macareux moines, pourraient se retrouver pris dans des cyclones. © Didier Flury/Reporterre
Certains oiseaux marins sont eux aussi en peine. Dans le cadre de sa thèse, réalisée sous la direction de David Grémillet, la chercheuse Manon Clairbaux a étudié l’évolution des habitats hivernaux de cinq espèces (le macareux moine, le mergule nain, le guillemot de Troïl, le guillemot de Brünnich et la mouette tridactyle), qui représentent à elles seules 75 % des communautés d’oiseaux marins en Atlantique Nord. « Ces espèces ont tendance à se retrouver en hiver dans une zone très froide mais riche en nourriture, à environ 1 500 kilomètres au sud du Groenland, dit David Grémillet. Mais avec le réchauffement climatique, les trajectoires des cyclones risquent de traverser cette zone. » L’auteur des Manchots de Mandela (Actes Sud, 2021) craint qu’ils ne tuent beaucoup d’oiseaux. « Lorsqu’il y a une tempête, les oiseaux ont du mal à se nourrir. Ils sont pris dans une sorte de grosse machine à laver et attendent qu’elle passe en flottant comme un bouchon à la surface de l’océan. Comme ils ont peu de réserves corporelles, après deux ou trois jours, ils peuvent mourir. »
Avec le réchauffement de l’hiver, les poissons dont ils se nourrissent pourraient également se déplacer vers le nord, et les tempêtes devenir plus fréquentes. Cela pourrait avoir une forte incidence sur la taille des populations. Les oiseaux marins peuvent en effet vivre (et se reproduire) pendant plusieurs dizaines d’années. « Tout adulte mort pendant la phase hivernale représente un gros déficit de poussins. » Ces pertes pourraient être d’autant plus graves que la communauté mondiale d’oiseaux marins a déjà décliné de moitié depuis les années 1970. Si le retour des températures douces en cette fin d’hiver peut faire frissonner de plaisir, pour le vivant, la disparition du froid n’annonce rien de bon.