La loi de l’UE contre la déforestation est un bon début, mais comprend des lacunes :2TEXTES

 Ce 17 novembre, la Commission européenne a présenté une nouvelle loi pour écarter la déforestation du marché européen. L’expansion de l’agriculture qui alimente les marchés de l’Union européenne détruit les forêts et les précieux écosystèmes de notre planète, tout en dévastant les lieux de vie et les moyens de subsistance des humains. Nous l’avons analysée : la proposition de loi contient des éléments forts, mais ne répond pas à certains aspects importants pour dissocier la consommation des Européen·nes et la destruction de la nature.

La Commission européenne vient de présenter sa proposition de loi visant à minimiser l’impact de la consommation de l’Union européenne sur les forêts du monde. Il répond à la demande de la campagne #Together4Forests que nous menons au WWF depuis plus d’un an.

« 1,2 million de citoyens ont demandé une loi qui éliminerait la déforestation de leurs assiettes une fois pour toutes. Avec cette proposition, la Commission montre qu’elle a écouté – mais seulement d’une oreille. Malheureusement, il existe encore d’importantes lacunes qui permettraient à des produits liés à la destruction de la nature ou aux violations des droits humains de se retrouver sur le marché de l’UE », analyse Béatrice Wedeux, chargée de politique forêts au WWF-Belgique.

Les points forts

Le texte comprend des éléments forts, tels que l’exigence que tous les produits entrant sur le marché de l’UE soient exempts de toute déforestation et de dégradation des forêts en plus d’être légaux selon les normes du pays producteur.

De plus, le texte stipule que tous les produits doivent être traçables jusqu’à leur lieu d’origine, c’est-à-dire le lieu où ils ont été produits ou récoltés.

Enfin, la proposition prévoit des mesures fortes pour faire appliquer la législation dans l’ensemble de l’UE, notamment par le biais d’amendes qui doivent être proportionnelles aux dommages environnementaux causés et à leur valeur, ainsi qu’un cadre plus clair pour les États membres sur les moyens d’effectuer des vérifications et des contrôles.

Cependant, la loi proposée contient des lacunes qui réduisent les chances de l’UE de maintenir la destruction de la nature hors du marché.

Lacune 1 : ne pas inclure les autres écosystèmes, comme les prairies et les savanes

D’abord, le WWF avait soutenu que d’autres écosystèmes au-delà des forêts, comme les prairies et les savanes, soient inclus dans le champ d’application de la loi dès le début, ce qui n’est actuellement pas le cas.

La Commission propose d’évaluer s’il faut les inclure après la première révision de la loi, deux ans après son entrée en vigueur. C’est trop tard ! Ces écosystèmes disparaissent à un rythme alarmant. En un peu plus d’un an, plus de 5 000 km² de terres ont été détruits dans la savane brésilienne du Cerrado, le plus grand fournisseur de soja de l’UE. C’est près d’un quart de la superficie de la Wallonie.

Lacune 2 : parler de «risque faible»

Les entreprises qui s’approvisionnent dans des pays « à faible risque » ne doivent pas procéder à une évaluation des risques et vérifier si les produits sont liés à la déforestation ou à la dégradation des forêts. Cela risque de fausser le marché et de créer une concurrence déloyale, car les produits à haut risque peuvent également être expédiés via des pays à faible risque.

Il faut appliquer les mêmes règles à toutes les entreprises : la catégorie « à faible risque » devrait être complètement supprimée. En outre, les mêmes règles devraient s’appliquer à toutes les entreprises afin d’assurer des règles du jeu équitables, sans aucune échappatoire possible pour les entreprises malhonnêtes.

Lacune 3 : une mention des droits humains trop limitée

Le WWF estime également que la mention des droits humains dans la proposition est trop limitée, n’empêchant pas la mise sur le marché de l’UE de produits liés à des violations des droits des peuples autochtones et des communautés locales.  

Actuellement, les peuples autochtones et les communautés locales du monde entier sont expulsés de leurs terres et font face à une violence croissante au nom de l’agriculture. La législation devrait se référer aux normes internationales des droits humains. 

Lacune 4 : ne pas couvrir tous les produits pertinents

Pour que cette loi s’attaque efficacement à la déforestation mondiale et réduise l’empreinte de l’UE sur la nature, elle doit couvrir tous les produits et matières premières pertinents qui risquent d’être liés à la destruction de la nature. Or, la proposition exclut le caoutchouc et le maïs, sous prétexte qu’ils ne représentent qu’une petite fraction de la déforestation… Alors qu’ils font partie des 10 principaux produits importés de l’UE et liés à la destruction de la nature.  

Enfin, l’élargissement de la gamme de produits pour les produits en bois, que le WWF demande depuis longtemps dans le cadre du Règlement bois de l’Union européenne (RBUE), fait défaut, comme par exemple, les livres, le charbon ou encore les instruments de musique. 

L’Europe doit arrêter la destruction de la nature causée par sa consommation

Selon une étude récente, l’expansion agricole est à l’origine de près de 90 % de la déforestation mondiale – un impact bien plus important qu’on ne le pensait auparavant. L’UE à elle seule est responsable de 16% de la déforestation tropicale liée au commerce international de matières premières telles que le soja, l’huile de palme et le bœuf. L’action de l’UE pour réduire son empreinte doit être à la hauteur du défi. « En tant que plus grand bloc commercial du monde, l’UE a la responsabilité d’arrêter la destruction de la nature causée par sa consommation. Avec cette proposition, la Commission européenne a jeté les bases pour que l’UE devienne la première région à assumer son rôle dans la déforestation mondiale », a réagi Ester Asin, directrice du Bureau de politique européenne du WWF.   

Béatrice Wedeux, chargée de politique forêts au WWF-Belgique, conclut : « Il appartient désormais au Parlement européen et aux États membres, y compris nos ministres belges, de mettre la barre plus haut pour rendre cette loi aussi forte qu’elle doit l’être pour vraiment s’attaquer à l’empreinte de la consommation de l’UE – et inspirer le monde à emboîter le pas ». 

REMARQUE

Arrêter la déforestation en 2030, réaliste ou incantatoire ?

Le bel objectif de stopper la déforestation à l’échelle de la planète n’est pas réalisable sans de nouvelles législations et des investissements massifs, notamment pour des millions de paysans pauvres.

Plus d’une centaine de pays ont pris un engagement solennel au nom de la planète, celui d’arrêter la déforestation mondiale et de «restaurer les forêts» en 2030. Et des engagements financiers significatifs pour les forêts tropicales, puisque l’accord prévoit de mobiliser 19,2 milliards de dollars pour la protection et la restauration des forêts (dont 7 milliards venant de fonds privés). On ne sait pas, toutefois, quelle proportion de cet argent sera réellement additionnelle par rapport à des financements qui sont déjà engagés ou étaient déjà prévus.

La presse a largement évoqué le fait qu’à New York, en 2014, de nombreux pays (et de grandes firmes agroalimentaires) s’étaient engagés à diviser par deux la déforestation en 2020 (raté…) et d’y mettre fin en 2030. Est-il vraiment réaliste de penser pouvoir arrêter la déforestation mondiale en 2030, au risque de devoir soupirer «encore raté…» dans huit ans ?

Il s’agit d’un objectif d’arrêt de la déforestation nette

D’abord, ce qui ne semble pas avoir été noté par la presse, c’est qu’il s’agit d’un objectif d’arrêt de la déforestation nette, et non de la déforestation brute. Avec un objectif de déforestation nette, un pays peut continuer à perdre des forêts naturelles et compenser les surfaces perdues par des plantations d’arbres. La plupart du temps, ce sont des arbres à croissance rapide, utiles, mais peu favorables à la biodiversité et qui peuvent poser des problèmes pour la disponibilité des ressources en eau.

Donc la conversion d’écosystèmes naturels en espaces artificialisés. Nul doute que cette nuance permettra à certains pays de se prévaloir d’un objectif atteint ou tout au moins de s’approcher de celui-ci. Mais surtout, l’idée qu’un pays pourrait décider d’arrêter la déforestation comme il pourrait décider de fermer des centrales à charbon est une illusion.

Une bonne partie de la déforestation, notamment dans les pays les plus pauvres et les Etats fragiles, échappe à la maîtrise des gouvernements. En particulier en Afrique, où la grande majorité de la déforestation est liée à une petite agriculture familiale et à la fabrication de charbon de bois, dans un contexte d’incertitude des droits fonciers et de fort accroissement démographique.

Des politiques publiques visant à faire évoluer profondément les pratiques des exploitants familiaux, à développer des alternatives à l’usage massif du charbon de bois, à clarifier et sécuriser les droits fonciers (en particulier des communautés et des groupes familiaux), à mettre en place des règles d’aménagement et d’utilisation des terres, et à accélérer la transition démographique (par la scolarisation prolongée des filles) doivent être développées, financées et mises en œuvre.

Un plafond initial de déforestation de 667 867 ha à ne pas dépasser

Bien sûr, la lutte contre la corruption afin d’avancer vers un Etat de droit conditionne en grande partie le succès de ces politiques. Mais qui peut penser que de tels changements pourront être réalisés en moins d’une dizaine d’années afin de parvenir à un arrêt total de la déforestation en 2030 ?

Déjà, l’Indonésie, pourtant signataire de la déclaration de Glasgow, a annoncé, par la voix du vice-ministre des Affaires étrangères, que l’engagement de mettre fin à la déforestation était «faux et trompeur»,soulignant que le communiqué sur cet accord avait été diffusé avant la fin des discussions.

La ministre de l’Environnement, qui a participé aux discussions au Royaume-Uni, a indiqué que les objectifs environnementaux ne pouvaient pas entraver le développement économique de son pays : «Forcer l’Indonésie à atteindre zéro déforestation en 2030 est clairement inadéquat et injuste.»

Et dans l’accord de la coalition Cafi (initiative pour les forêts d’Afrique centrale, financée majoritairement par la Norvège) avec la RDC (jusqu’à 500 millions de dollars possibles sur la période 2021-2031), il est question d’un plafond initial de déforestation de 667 867 ha à ne pas dépasser, et d’une baisse progressive de ce plafond tous les deux ans. Mais il n’est pas question de zéro déforestation (même nette) en 2030.

Deux objectifs plus réalistes auraient pu être proposés

L’un des problèmes de ces processus (dont REDD +, réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation forestière) est qu’il est implicitement suggéré que les Etats, quelles que soient leurs capacités, peuvent décider d’arrêter la déforestation, laissant de côté les énormes difficultés de mise en œuvre cohérente de politiques publiques efficaces qui, bien souvent, n’existent pas encore.

Avec cet objectif, intenable, d’un arrêt total de la déforestation en 2030, on entre dans une logique performative («dire, c’est faire») qui ne peut aboutir qu’à une déception généralisée, décrédibilisant encore un peu plus la parole des dirigeants mondiaux et ces conférences internationales.

Deux objectifs plus réalistes, car décidables par les Etats, auraient pu, a minima, être proposés :

Pour les pays en développement, l’engagement de renoncer à toute déforestation brute légale et planifiée. Trop de pays continuent à attribuer de vastes zones forestières (supposément «dégradées») à des investisseurs agricoles. Ceci conduira inévitablement à une discussion sur les critères de définition des forêts (quel seuil de couvert forestier ? Après quelle date accepter la prescription de la déforestation ?), discussion qui doit de toute manière être ouverte.

Pour les pays développés, un engagement de tous à élaborer et à adopter, avant 2025 (par exemple), des législations visant à lutter contre la déforestation importée dans les produits agricoles et forestiers.

Ils ne l’ont pas été. Les négociateurs ont préféré annoncer un objectif qui frappe l’opinion publique, mais qui engendre la confusion sur ce qui est véritablement à la portée des Etats et ce qui est, aujourd’hui, hors de leur portée.

L’arrêt de la déforestation ne sera pas possible sans investissement massif dans la construction d’alternatives aux pratiques agraires de millions de paysans pauvres. Ceci est nécessaire, tant pour arrêter la destruction du couvert forestier que pour sortir ces paysans de la pauvreté et assurer la sécurité alimentaire des pays concernés.

par Alain Karsenty, Economiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement / Libération /17 novembre

photo : Cette vue aérienne montre la déforestation près d’une forêt à la frontière entre l’Amazonie et le Cerrado, à Nova Xavantina (Etat du Mato Grosso, Brésil), le 28 juillet 2021. (Amanda Perobelli/REUTERS)