Selon une étude scientifique, la survenue d’espèces animales dans des milieux où elles ne vivaient pas fait partie des principaux facteurs de perte de la biodiversité à l’échelle mondiale. Un phénomène favorisé par la mondialisation, tourisme et échanges commerciaux internationaux en tête.
Son plumage gris-brun est soyeux, sa démarche élégante. Au premier abord, la bernache du Canada semble inoffensive. Cette espèce d’oie introduite en Europe au XVIIe siècle est pourtant classée comme « envahissante » (au même titre que les écrevisses de Louisiane, les tortues de Floride et les frelons asiatiques) en raison de son agressivité à l’égard de certains oiseaux locaux, comme les poules d’eau. Une étude, publiée le 2 août dans la revue Global Change Biology, permet de mieux comprendre les effets de ces espèces invasives sur les écosystèmes. Elle montre que les invasions biologiques font partie, avec la surexploitation et la perte d’habitat, des principaux facteurs de perte de la biodiversité à l’échelle mondiale.
Les scientifiques savent depuis quelque temps déjà que l’introduction d’espèces envahissantes peut entraîner un déclin des espèces natives. Au XVIe siècle, l’arrivée de rats embarqués par mégarde sur des navires marchands a par exemple ravagé l’écosystème antillais. Le profil des espèces menacées par les invasions biologiques était en revanche moins connu des écologues. « Chaque espèce menacée a un rôle particulier en matière de régime alimentaire, d’habitat, de lieu de reproduction, indique Céline Bellard, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et co-autrice de cette étude. L’idée de ce projet était d’étudier quelles étaient les espèces cibles des espèces envahissantes, et ce qu’il resterait dans la communauté en matière de profils d’espèces si jamais elles venaient à disparaître. »
- Des bernaches du Canada. Pixabay/CC/Debannja
Leurs recherches montrent que 14 % de la diversité fonctionnelle des mammifères (c’est-à-dire l’ensemble des traits qui les caractérisent, comme leur masse ou leur habitat) est menacée par les invasions biologiques. « Ce sont plutôt des espèces de très grande taille, que l’on trouve dans un seul type d’habitat, et qui se nourrissent au sol qui vont être vulnérables », précise Céline Bellard. Le péril est encore plus important du côté des oiseaux : 40 % de leurs profils écologiques sont menacés, et 27 % pourraient disparaître au cours des cinquante prochaines années. Les espèces insulaires sont les plus à risque. « Ces oiseaux ont évolué sans prédateurs, avec une présence humaine nulle ou faible, explique Céline Bellard. Cette évolution fait qu’ils adoptent un comportement naïf vis-à-vis des prédateurs envahissants : ils ne vont pas du tout essayer de leur échapper, et n’ont pas ou peu de défenses. »
En Nouvelle-Calédonie, le kagou huppé, reconnaissable à son plumage gris-bleu et à ses ailes rayées de noir, est par exemple menacé par le rat. N’étant pas capable de voler, cet oiseau qui se nourrit exclusivement au sol a bien du mal à échapper aux rongeurs.
L’Océanie, l’Amérique du Sud et l’Australie sont aujourd’hui les trois principaux « points chauds » menacés par les espèces invasives
Le problème est que certains de ces oiseaux vulnérables sont irremplaçables. « Ils peuvent jouer un rôle de pollinisation pour certaines plantes, ou de dissémination des graines. Leur déclin peut modifier complètement la chaîne trophique et le fonctionnement des écosystèmes », souligne la chercheuse.
Les espèces envahissantes mettent également en péril la diversité phylogénétique des espèces, c’est-à-dire la richesse de leur histoire évolutive accumulée. « Certaines espèces sont très proches les unes des autres et ont des caractéristiques très communes. Dans ces cas-là, la diversité phylogénétique est assez faible, explique Céline Bellard. D’autres espèces ont au contraire évolué de manière très différente des autres (…) On voit que les espèces envahissantes visent certaines familles en particulier, notamment des familles représentées par une seule espèce. Si cette espèce disparaît, toute une lignée évolutive disparaît avec elle, que l’on ne retrouvera pas ailleurs sur Terre. » 11 % de la diversité évolutive des oiseaux et des mammifères est aujourd’hui menacée, selon l’équipe de chercheuses ayant mené cette étude.
Céline Bellard évoque le cas de la famille des bilby, des marsupiaux nocturnes vivant près du sol dans les forêts et prairies australiennes. Ses deux seuls représentants sur Terre ont tous deux été victimes des espèces envahissantes introduites par les colons. L’une de ces espèces s’est d’ores et déjà éteinte. L’autre est menacée par les renards roux et les chats sauvages. « Cela montre une perte évolutive assez importante », regrette la chercheuse.
- Le bilby d’Australie est menacé par les espèces envahissantes. Wikimedia Commons/CC BY–SA 2.0/Stephenentrepreneur
Si l’introduction d’espèces exotiques dans de nouveaux territoires n’est pas un phénomène nouveau, il s’est cependant accru avec la mondialisation. L’envol du tourisme et des échanges commerciaux internationaux favorisent en effet le déplacement des espèces, notamment des insectes. « Les régions les plus touchées depuis vingt ans ne sont plus les mêmes qu’il y a cinquante ou cent ans », observe Céline Bellard. L’Océanie, l’Amérique du Sud et l’Australie sont aujourd’hui les trois principaux « points chauds » menacés par les espèces invasives ; les îles proches des continents et des zones commerciales font également partie des territoires les plus touchés.
Ce danger a parfois été sous-estimé par la communauté scientifique. Le plus récent rapport du « Giec de la biodiversité » (IPBES) classait par exemple les espèces envahissantes comme l’un des derniers responsables du changement de l’état global de la planète. Cette étude pourrait contribuer à changer la donne : « Elle montre qu’il s’agit d’un facteur à part entière, qui joue et va jouer un rôle important pour la diversité des espèces à venir », estime Céline Bellard. Jusqu’à présent, les actions gouvernementales n’ont pas été à la hauteur de la menace. Les mesures de contrôle et d’éradication ont déjà prouvé leur efficacité, rappelle la chercheuse. « Malheureusement, ce sont surtout les moyens financiers et logistiques qui manquent pour les mettre en place. »