Dérèglement climatique : Total savait dès 1971

20 octobre 2021 Par Mickaël Correia

Des archives inédites démontrent que Total a été alerté dès les années 1970 de l’impact climaticide de son activité. Elles dévoilent comment le groupe a déployé, en réaction, une stratégie pour insuffler le doute. Et saboté toute action politique en faveur du climat. Entretien avec Christophe Bonneuil, coauteur de cette enquête historique, publiée mercredi.

Total est informé du dérèglement climatique depuis le début des années 1970. Depuis, la multinationale a sciemment déployé différentes stratégies pour annihiler tout volontarisme politique. C’est en substance ce que dévoile une étude scientifique sans précédent publiée mercredi, dans la revue Global Environmental Change, par les chercheurs Christophe Bonneuil (directeur de recherche en histoire au CNRS et enseignant à l’EHESS, Paris), Pierre-Louis Choquet (post-doctorant au Centre de sociologie des organisations, Sciences Po Paris) et Benjamin Franta (historien à l’université de Stanford, aux États-Unis).

Après s’être plongés dans les archives des groupes Total et Elf (avec qui la fusion s’est opérée au tournant des années 1999-2000), les trois universitaires révèlent que TotalEnergies, le nouveau nom de la firme depuis mai 2021, a été alerté en interne dès 1971 de l’impact potentiellement désastreux de ses produits pétroliers sur le réchauffement planétaire.

Informé sur la question durant les années 1980, le pétrolier a néanmoins délibérément entretenu le doute quant à la base scientifique du dérèglement climatique. Après avoir œuvré activement à retarder toute décision politique en faveur du climat dans les années 1990, Total a adopté un discours de greenwashing à partir des années 2000, tout en orchestrant son adhésion au consensus scientifique.

Ces travaux sont à contre-courant du récit dominant qui veut que les rapports scientifiques nous aient progressivement éclairés à propos du réchauffement global. Et posent la question inévitable d’un éventuel procès contre Total pour inaction climatique, à l’instar de celui qui cible actuellement les firmes pétrolières aux États-Unis. Entretien.

Mediapart : Le point de départ de votre travail est l’année 1971, durant laquelle, pour la première fois, le groupe Total fait paraître dans sa revue un article mentionnant l’existence du dérèglement climatique.

Christophe Bonneuil : Dans le n° 47 de la revue Total Information, le géographe François Durand-Dastès publie cette année-là sept pages intitulées « La pollution atmosphérique et le climat », dont une section entière est consacrée au réchauffement planétaire. Dans un dossier préfacé par le PDG et le secrétaire général du groupe, cet article sur l’impact climatique des énergies fossiles a été lu par des milliers de salariés et des cadres exécutifs de Total.

L’auteur a travaillé sur les régimes des moussons en Inde, et leur lien avec la production alimentaire. À l’époque, la communauté française des sciences du climat est petite mais François Durand-Dastès lit les publications anglo-saxonnes, et connaît bien les recherches et les travaux de synthèse parus aux États-Unis.

Dans son article pour Total Information, il s’alarme d’une augmentation « préoccupante » du taux atmosphérique de CO2 qui « pourrait atteindre 400 parties par million vers 2010 », avec des « effets importants » sur la météo et la montée des eaux. Il précise que « la prévision est incertaine » mais parle de « conséquences catastrophiques faciles à imaginer » – il connaît déjà les impacts des pluies diluviennes en Inde.

Quel était alors l’état des savoirs scientifiques sur le réchauffement global ?

Ce texte, ne cachant pas des incertitudes tout en posant une alerte nette, reprend fidèlement la position des rapports coordonnés par les scientifiques du MIT de 1970 et de 1971, respectivement le Study of Critical Environmental Problems (SCEP) et le Study of Man’s Impact on Climate (SMIC), qui établissent un état des lieux de la connaissance climatique. Les scientifiques y prédisent déjà une augmentation des températures de 3 à 4 °C d’ici à 2100, avec une élévation estimée à 2 °C vers 2030 [à l’heure actuelle, elle est déjà de l’ordre de 1,1 °C – ndlr].

Dès 1965, un rapport du comité scientifique de la Maison Blanche avait déjà affirmé que la hausse du CO2 atmosphérique pourrait « produire des changements mesurables et peut-être marqués du climat ».

En France, en 1968, les milieux dirigeants de l’énergie discutent déjà lors d’un colloque de la Datar (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) des problèmes comparés posés par les déchets nucléaires et par « l’augmentation du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère tout entière qui pourrait peut-être, dans une décade ou un demi-siècle, commencer à poser des problèmes de modification globale du climat terrestre »

Toutefois, comme entre 1945 et 1975 on observe un léger refroidissement de l’hémisphère Nord, la communauté scientifique demeure prudente – d’où la mention « la prévision est incertaine » de François Durand-Dastès dans son article. Certains se demandent même si la Terre ne serait pas à l’aube d’une nouvelle ère de glaciation et si les pollutions industrielles, en bloquant l’entrée du rayonnement solaire sur Terre, ne participent pas au refroidissement enregistré.

Les deux hypothèses sont encore en jeu en 1971 – réchauffement versus refroidissement planétaire –, mais au fil des années 1970, le constat qu’on assiste bel et bien à un réchauffement planétaire causé par les activités humaines devient prépondérant dans les publications scientifiques . Avec le rapport de l’Académie américaine des sciences de 1979 (dit « Rapport Charney »), une certitude se solidifie. L’étude, vue par la revue Nature comme un tournant, note qu’au rythme actuel, un doublement de la teneur en CO2 par rapport à l’ère préindustrielle serait atteint au XXIsiècle et provoquerait un réchauffement de 1,5 à 4,5 °C. Le rapport conclut qu’« une politique du wait-and-see signifierait attendre qu’il soit trop tard ».

Bien sûr, depuis 1965, 1971 ou 1979, les observations se sont systématisées, les modèles se sont perfectionnés, et notre compréhension scientifique de l’origine humaine du réchauffement climatique n’a cessé de s’accentuer. Mais il est intéressant de noter que, dès 1972, la Datar affirmait dans sa revue : « Nous en savons assez aujourd’hui de la théorie du climat et de la construction de modèles climatiques pour voir que l’homme peut fort bien provoquer des changements de climat. »

Quelle était la prise de conscience de l’enjeu climatique à l’époque en France ?

C’est un moment d’affirmation des enjeux écologiques dans la société française. En 1966, un accident à la raffinerie de Feyzin provoque la mort de dix-huit personnes. L’année suivante, les rives bretonnes sont victimes de leur première grande marée noire à la suite de l’échouement du pétrolier Torrey Canyon. Les premières grandes manifestations antinucléaires commencent en 1971 contre la centrale du Bugey. Le début de cette décennie-là voit aussi la naissance des Amis de la Terre et de Greenpeace.

Dans les sphères administratives, le haut fonctionnaire Serge Antoine, le numéro deux de la Datar, revient d’un voyage d’études aux États-Unis où il voit la montée en puissance des problématiques environnementales et, dans une note au premier ministre de 1969 qui sera à l’origine de la création du ministère de l’environnement en 1971, il évoque l’enjeu du CO2.  

C’est une personne influente, qui dirige la Revue 2000 de la Datar : il fait partie de ces cercles de technocrates éclairés de la VRépublique qui savent déjà qu’il faut commencer à agir face aux pollutions industrielles.

Comment réagit l’industrie fossile française face à cette montée en puissance d’un souci pour l’environnement ?

Aux États-Unis, en 1970, une loi impose en Californie des normes aux constructeurs automobiles pour limiter les émissions nocives. Et avec l’avènement des premières mobilisations écologistes en France, l’arrivée dans le débat public de l’enjeu « environnement » apparaît aux chefs d’entreprise français comme un mélange de contraintes (normes de pollution, contestations citoyennes) et d’opportunités (marché de la dépollution).

Pour mieux faire face à l’enjeu environnemental, le Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du Medef) crée en 1971 une « commission environnement ». La même année, Elf fonde son Centre d’information et de recherche sur les nuisances et Total met sur pied une nouvelle « structure environnement » qui allait plus tard devenir sa « direction environnement ».

En 1971 toujours, une brochure du syndicat patronal des industries pétrolières intitulée « Industrie pétrolière et environnement » admet « un lent accroissement de la teneur moyenne en CO2 de l’atmosphère » qui « devrait entraîner normalement un léger effet de réchauffement du climat terrestre d’ici à la fin du siècle ».

Les industriels et l’environnement, 1er juillet 1973. © INA Société

En somme, quand Total publie son article dans Total Information qui fait référence pour la première fois à la menace climatique, ce n’est pas une alerte isolée. C’est plutôt le signe de l’entrée dans le radar attentionnel des pétroliers français d’un ensemble d’études scientifiques sur le réchauffement global qui sont également discutées dans les milieux des ingénieurs des Corps des mines, de la Datar ou des savants et hauts fonctionnaires de l’environnement.

En 1972 est organisé à Stockholm le premier sommet mondial sur l’environnement. Les pollutions de l’atmosphère globale s’y affirment comme des préoccupations internationales, et sur les 109 recommandations de sa déclaration finale, deux appellent à plus de recherche et de vigilance à propos des modifications du climat par l’action humaine. René Dumont parle aussi du réchauffement climatique dans son livre L’Utopie ou la mort de 1973 et dans sa campagne comme candidat écolo à l’élection présidentielle de 1974.

Face à ces alertes climatiques grandissantes, quelle est la réponse de Total et d’Elf ?

Aux États-Unis, les grandes majors pétrolières et l’American Petroleum Institute (API) vont commander des rapports à des scientifiques dès la fin des années 60. Dans les années 1970, Exxon équipe même un énorme tanker pour réaliser des études sur la capture de carbone par les océans et publie dans des revues scientifiques des articles qui confirment la gravité du problème du réchauffement climatique. Durant cette décennie, ces multinationales cherchent à savoir s’il existe un tampon naturel pour contrebalancer les émissions croissantes de gaz à effet de serre, mais elles ne trouvent rien.

Dès 1979, un rapport scientifique interne d’Exxon estime que “le niveau actuel de consommation des fossiles va causer des effets environnementaux dramatiques avant 2050”

Christophe Bonneuil

L’histoire des majors pétrolières est une histoire de duplicité : les notes et rapports internes qui ont pu être rendus publics montrent que ces entreprises savaient parfaitement qu’il existait un réchauffement de la planète inquiétant autour de 1980. Dès 1979, un rapport scientifique interne d’Exxon estime que « le niveau actuel de consommation des fossiles va causer des effets environnementaux dramatiques avant 2050 ».

Pourtant, à partir de 1983, les majors vont cesser de publier leurs recherches sur la question et adopter un discours de fabrique du doute sur la réelle gravité du réchauffement et sur le lien entre émissions humaines de gaz à effet de serre et changement du climat. Cette stratégie du déni est particulièrement illustrée par Exxon et par la coalition d’industries climato-négationnistes créée en 1989, la Global Climate Coalition.

Chez Total comme chez Elf, nous n’avons pas trouvé trace dans leurs archives de recherche ou études internes sur le dérèglement climatique dans les années 1972-1987, sans doute parce qu’elles sont moins riches que des majors comme Exxon, PB ou Shell. Il est par contre plus surprenant qu’entre 1972 et 1988, les magazines d’Elf et Total soient restés silencieux sur les travaux et scénarios du changement climatique : rien sur la première Conférence mondiale sur le climat de 1979 à Genève ou encore, la même année, le rapport « Charney »  de l’Académie américaine des sciences.

Par contraste, dans la revue Pétrole Progrès d’Esso France, nous sommes tombés sur deux pages sur le réchauffement planétaire qui datent 1983. Elles reprennent et vulgarisent une intervention donnée par Edward David, président de la division R&D d’Exxon à l’université de Columbia en 1982.

Mais après l’article de François Durand-Dastès dans Total Information en 1971, il faut attendre 1989 pour que l’enjeu climatique soit à nouveau discuté dans la revue, et 2004 pour lire un climatologue présenter l’état des savoirs sur le changement climatique. Dans le magazine d’Elf, créé en 1966, ce n’est qu’en décembre 1992 que l’on peut lire une première mention, par ailleurs très défensive, consacrée au réchauffement global. 

Total et Elf ont-ils alors été dans une sorte de refoulement de la question climatique ?

Difficile de le dire. Ce qui est sûr, c’est qu’après le choc pétrolier de 1973, les alertes environnementales passent au second plan. En outre, ces deux entreprises françaises sont en difficulté financière contrairement aux grandes majors pétrolières qui ont mieux pu tirer parti de la hausse des prix du brut.

Ce qui est également prouvé, c’est qu’alors que les écologistes militent déjà pour les énergies renouvelables, Total cherche à se diversifier vers l’uranium et vers le charbon. Avec la British Petroleum, le groupe se met dès 1976 à extraire du charbon de la mine d’Ermelo, en Afrique du Sud – alors sous régime d’apartheid –, puis crée en 1979 Anthracorp Inc. pour exploiter le charbon aux États-Unis.

En 1986, la Direction Environnement de Total explique que face aux velléités des politiques (…), l’industrie pétrolière devra “se préparer à se défendre”

Christophe Bonneuil

Malgré nos recherches, une zone d’ombre persiste sur qui savait quoi chez Elf et Total à propos du réchauffement climatique anthropique entre 1973 et 1984. Après les alertes de 1968-1972, les premiers éléments positifs de connaissance dont nous avons pu trouver trace remontent à 1984. Bernard Tramier, directeur de l’environnement chez Elf de 1983 à 1999, nous a indiqué qu’il n’avait été alerté du sérieux du dérèglement climatique qu’en 1984 par une intervention d’un collègue d’Exxon sur le sujet lors d’une réunion des membres de l’International Petroleum Industry Environmental Conservation Association (Ipieca) à Houston – l’association avait été fondée en 1974 pour représenter l’industrie pétrolière auprès du Programme des Nations unies pour l’environnement.

Cette connaissance est alors transmise oralement à ses supérieurs et collègues d’Elf, puis consignée dans le Rapport annuel de la Direction Environnement qui est discuté lors du comité exécutif de l’entreprise nationale en mars 1986. Bernard Tramier y explique que « l’accumulation de CO2 et de CH4 dans l’atmosphère et l’effet de serre qui en résulte vont inévitablement modifier notre environnement », mais en conclut surtout que face aux velléités des politiques de vouloir à l’avenir taxer les énergies fossiles, l’industrie pétrolière devra « se préparer à se défendre ».

Dans un monde parfait, on aurait pu espérer qu’en apprenant la gravité du réchauffement à venir, les grandes entreprises pétrolières françaises alertent le gouvernement et l’opinion et – rêvons un peu – participent à un grand débat vers la sortie des énergies fossiles… Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, et l’on a plutôt vu les grandes entreprises françaises utiliser leur avance de connaissance pour travailler à freiner les politiques climatiques balbutiantes.

À la fin des années 1980 apparaît un volontarisme politique de la part des dirigeants afin d’agir pour le climat. En parallèle, Elf et Total instillent dans l’opinion publique l’incertitude quant aux origines humaines du réchauffement climatique…

À cette époque, trois propositions solides pour freiner le réchauffement émergent. À la suite de la conférence intergouvernementale de Toronto, en juin 1988, une réduction de 20 % des émissions entre 1990 et 2005 est préconisée. En 1989, la Commission européenne avance l’idée d’une écotaxe sur les énergies fossiles. Enfin, le premier ministre français, Michel Rocard, lors de la conférence de ministres et chefs d’État sur le climat à La Haye en mars 1989, milite pour l’instauration d’une autorité mondiale de l’atmosphère dotée de pouvoirs contraignants, à l’instar de l’Autorité des fonds marins.

Finalement, ces trois propositions ont été torpillées ou abandonnées tant dans la convention climat adoptée au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro de juin 1992, que dans les politiques énergétiques européennes et états-uniennes des années 1990 à travers le rejet des projets d’écotaxe.

Prenons le cas de l’écotaxe en Europe et en France. Alors que la France avait soutenu le principe en 1990, un lobbying et un contre-feu s’organisent. « Pour défendre la compétitivité des entreprises, le CNPF se mobilise contre l’écotaxe » titre Le Monde du 11 avril 1992 à propos d’un colloque de combat organisé par le patronat le 7 avril. Et en mai 1992, le ministre français de l’industrie, Dominique Strauss-Kahn, fait partie de ceux qui bloquent le projet d’écotaxe européenne. À ce moment, The Economist décrit cette bataille autour de l’écotaxe comme « le lobbying le plus féroce jamais vu à Bruxelles ».

Les progrès considérables réalisés en climatologie depuis le début du siècle n’ont pas permis de dissiper les incertitudes concernant l’effet de serre

Total, dans un dossier distribué au cours du Sommet de la Terre de Rio en 1992

Francis Girault, directeur de la prospective, de l’économie et de la stratégie chez Elf, rédige fin 1992 une note interne se félicitant de la part active prise par la direction de son entreprise pour faire échouer l’écotaxe. Pendant le sommet de Rio, Jean-Philippe Caruette, le directeur de l’environnement de Total, écrit pour sa part dans le magazine de l’entreprise qu’à propos du réchauffement climatique, « il n’existe aucune certitude sur l’impact des activités humaines, parmi lesquelles la combustion d’énergies fossiles ».

Au cours du sommet de Rio, Total distribue un dossier en papier recyclé et encres végétales dans lequel on peut lire que « les progrès considérables réalisés en climatologie depuis le début du siècle n’ont pas permis de dissiper les incertitudes concernant l’effet de serre ». Et au lendemain du sommet, Elf déclare : « À une vraie question encore méconnue comme celle de l’effet de serre, on ne peut répondre hâtivement en taxant les seuls industriels européens. »

Cette fabrique du doute continue d’être à l’œuvre après le sommet de Rio. Le président d’honneur de Total, François-Xavier Ortoli, prend la parole lors du congrès du Conseil mondial de l’énergie à Madrid, en septembre 1992, pour dire que le cycle complet du carbone est encore mal connu et qu’en matière de réchauffement climatique : « Hippocrate dit oui, mais Gallien dit non. Il existe un doute. »

En mars 1993, Francis Girault, d’Elf, propose un plan d’action pour le Comité de direction de l’entreprise afin que la compagnie promeuve l’idée qu’« il existe des doutes scientifiques en matière d’effet de serre ». Enfin, l’année suivante, la compagnie accueille dans sa tour à La Défense une réunion de l’Ipieca qui rassemble les managers environnement de Shell, Texaco et Chevron, avec, notamment au programme, un atelier sur l’expérience du secteur nucléaire français face aux contestations.

Après cette bataille gagnée contre les tentatives de restreindre les activités fossiles, Elf et Total vont adopter un nouveau langage.

Le deuxième rapport sur le climat du Giec en 1996 et la conférence de Kyoto de 1997 marquent un tournant. Les compagnies fossiles européennes sentent que la position de déni climatique devient contre-productive face aux avancées des savoirs scientifiques et à l’engagement de la société civile. Leurs discours sont empreints de nouveaux éléments de langage comme le « développement durable » et « la responsabilité sociale de l’entreprise ».

manifestants rassemblés

Manifestants rassemblés devant la tour Total, sur le parvis de La Défense, appelant à la réparation des dégâts causés par le naufrage de l’‘Erika”. 5 février 2000. © JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Elf propose une nouvelle stratégie, celle d’afficher une bonne volonté à se verdir tout en promouvant des engagements volontaires et un système d’échanges des droits d’émissions sur le marché. Total va jusqu’en 2006 nuancer et relativiser via des formulations rhétoriques les origines humaines du réchauffement global. Dans son premier « rapport sociétal et environnemental » en date de 2002, Total précise par exemple que les émissions dues aux activités humaines « seraient » à l’origine du changement climatique.

Ce n’est qu’en 2006-2008 que Total orchestre son adhésion au consensus scientifique. En septembre 2006, Total organise une conférence sur le changement climatique qui accueille plus de 280 personnalités scientifiques dont des climatologues. Deux ans plus tard, le groupe finance une chaire au Collège de France intitulée « Développement durable » et qui sera ensuite attribuée à Nicholas Stern, autorité scientifique sur la question climatique.

Entre 2015 et 2019, Total a dépensé 77 milliards de dollars dans l’exploration et la production du pétrole et du gaz contre à peine 5 milliards d’investissements dans les sources d’énergies renouvelables.

Christophe Bonneuil

Nous montrons dans notre article que, si c’est un progrès par rapport à la fabrique stratégique du doute des années 1990, cette reconnaissance de l’expertise scientifique du Giec permet à Total de dérouler un nouveau récit, une sorte de division du travail où d’une part, les scientifiques sont en charge de faire l’état des lieux du changement climatique et d’autre part, les entreprises se présentent comme les plus légitimes pour mettre en œuvre les solutions adéquates pour opérer la transition énergétique.

En 2016, après la signature de l’accord de Paris, Patrick Pouyanné, le PDG de Total, présente « One Total 2035 », la feuille de route de la compagnie pour diminuer ses émissions, élaborée par l’entreprise elle-même.

Mais entre 2015 et 2019, Total a dépensé en cinq ans 77 milliards de dollars dans l’exploration et la production du pétrole et du gaz contre à peine 5 milliards de dollars d’investissements dans les sources d’énergies renouvelables sur la même période.

En quoi faire cette histoire des multinationales nous offre un autre éclairage de notre connaissance sur le réchauffement global ?

Regarder les documents internes des multinationales pétrolières nous permet de reconsidérer l’histoire des savoirs et des politiques climatiques sous un nouveau jour. Ce qui est communément admis, le récit standard auquel les scientifiques du GIEC ont tout naturellement participé, c’est qu’avant le Giec nous ne savions pas grand-chose à propos du réchauffement global. Il n’y aurait eu avant 1988 que des soupçons. Puis du premier rapport de 1990 au sixième rapport de 2021, grâce aux modélisations plus précises, aux observations en tout point de la Terre, aux satellites et à l’essor d’une communauté scientifique dynamique, serait venu le temps des savoirs de plus en plus certains tant sur l’origine humaine que sur les impacts du dérèglement climatique. 

Or, dans notre recherche, nous avons vu la Datar et d’autres estimer dès 1972 que « nous en savons assez », puis des majors pétrolières (dans des documents non publics !) considérer le réchauffement comme problématique pour l’humanité dès 1978-1986. C’est une invitation à abandonner une vision trop linéaire de l’Histoire, où « la science » éclaire progressivement le monde au fil des décennies, pour une vision plus complexe où différents groupes d’acteurs participent à la production de savoirs mais aussi d’ignorances, d’attentions et d’insouciances.

En ne voyant dans le passé que des connaissances encore insuffisantes, on se prive d’une analyse des jeux d’acteurs, analyse qui pourtant nous serait bien utile pour nous donner quelques clefs de lecture de la situation contemporaine, bien laborieuse, des politiques climatiques.

D’ici la fin de l’année, les dirigeants d’Exxon, Shell ou encore BP seront appelés à témoigner devant le Congrès américain, dans le cadre d’une enquête sur la désinformation des géants du pétrole sur le climat. Votre travail peut-il aussi nourrir un éventuel procès en justice envers Total pour inaction climatique ?

Tout travail d’établissement de vérité et de mise en lumière de sources et phénomènes nouveaux peut un jour où l’autre être utile aux citoyens, aux acteurs politiques ou aux juges. Les sources imprimées, les entretiens et les archives que nous avons dévoilés ne sont qu’un début, fruit de moins de deux ans de recherche alors que bien d’autres pistes sont à suivre, bien d’autres documents sont à exhumer, bien d’autres questions de recherche sont à creuser.

Aux États-Unis, les premiers travaux sur ce que savait Exxon ont commencé il y a dix ans. Ils se sont poursuivis tant de la part des historiens, comme Naomi Oreskes à Harvard et ses collègues, que de journalistes d’investigation et d’activistes, et certains procès ont permis de rendre publics des documents internes à l’entreprise, contribuant ainsi à faire avancer la recherche historique. Il y a donc une certaine synergie dans la quête d’établissement des faits et leur mise en contexte.

De là à ce que des actions en justice se saisissent en France de notre travail, il y a un pas. Le temps du climat, celui des délais d’accès aux archives et celui de la justice se déploient dans trois temporalités différentes.

Pour la période 2000-2020, notre regard est moins perçant, moins documenté. Plus on s’approche des années récentes – celles durant lesquelles des manquements au devoir de vigilance sociale et environnementale peuvent donner lieu à saisir la justice – et moins les archives sont accessibles aux historiens. Or ces décisions prises dans le silence de la tour Total, sont de celles qui sont susceptibles de permettre ou de retarder le réel virage à prendre, de limiter ou d’aggraver le réchauffement climatique.

Campagne publicitaire du groupe Total signée “TotalEnergies”, 1977. © DR

Les matériaux du passé donnent également à méditer le présent. Pour exemple, Total vient de se rebaptiser TotalEnergies, pour signifier qu’elle est une compagnie multi-énergétique actrice de la transition. Mais en 1977, après un choc pétrolier et les premières marées noires bretonnes, la firme, tout en investissant dans le charbon, communiquait sur ses timides efforts dans le solaire, et lançait une campagne publicitaire signée « TotalEnergies » pour nous convaincre déjà que le groupe était plus qu’une multinationale pétrolière. J’aimerais pouvoir espérer que les annonces de 2021 seront plus suivies d’effets en matière de réduction des émissions que celles de 1977.