Comment certains papillons non toxiques repoussent leurs prédateurs ?

papillons adelpha

Par Rédacteur le 30.03.2021

Des chercheurs sont parvenus à démontrer que les oiseaux sont capables d’apprendre à reconnaître les papillons à éviter en raison de leur vitesse et de leur agilité, grâce aux formes et aux couleurs présentes sur leurs ailes.

 
   

Une étude suggère que les couleurs et les motifs de certains papillons avertiraient les prédateurs de leur vitesse et de leur agilité. Chez les papillons Adelpha, de nombreuses espèces présentent l’un des trois motifs communs.

Jeff Gage/Muséum d’Histoire Naturelle de Floride

L’impressionnante variété de couleurs et de formes des ailes des papillons est le fruit de processus évolutifs qui leur permettent non seulement d’attirer des partenaires sexuels, mais aussi de se protéger des prédateurs comme le montre une nouvelle étude publiée dans The Royal Society. Celle-ci a révélé que les oiseaux friands de lépidoptères sont capables de mémoriser les motifs colorés arborés par des spécimens qui leur ont déjà échappé plusieurs fois, afin de ne plus perdre de temps et d’énergie dans des poursuites vaines. Par mimétisme dit « de fuite », d’autres espèces de papillons particulièrement rapides ont au cours du temps adopté les mêmes motifs visuels pour se protéger des prédateurs : n’ayant qu’un seul motif à mémoriser, les oiseaux risquaient moins de se tromper de cibles au cours de leur apprentissage.

papillons non toxiques

 
   

 

De gauche à droite / Adelpha salmoneus, Adelpha cocala et Adelpha epione. Crédit: Jeff Gage/Florida Museum of Natural History.

 Les oiseaux intoxiqués aux « monarques »

Cet avertissement visuel aux prédateurs a été mis en évidence par le passé pour les papillons dotés de défenses chimiques, tel le monarque (Danaus plexippus), un papillon américain aisément identifiable à ses larges ailes orangées serties de nervures noires. Ces couleurs vives annoncent haut et fort leur toxicité, acquise au cours de la vie de la chenille qui grignotait en abondance de l’asclépiade (une plante herbacée toxique). Un oiseau ayant ingéré un monarque sera conséquemment si malade qu’il préférera éviter cet aliment par la suite. Certaines espèces de lépidoptères se sont ensuite parées des mêmes attributs visuels pour se protéger des prédateurs, qu’ils disposent ou non de toxines.

 

Mais ces avertissements visuels sont en réalité plus étendus qu’on ne le pensait. En 1971, une étude menée par l’entomologiste Carl Hildebrand Lindroth portait sur des espèces de coléoptères très vifs, dont les ailes colorées présentaient de grandes similitudes. Le chercheur suédois s’était alors demandé si ces insectes, par ailleurs dépourvus de défenses chimiques, auraient pu s’orner au cours de leur évolution de signes visuels caractéristiques, reconnaissables par leurs prédateurs. C’est cette hypothèse qu’a voulu explorer Keith Willmott, chercheur au Muséum d’histoire naturelle de Floride, et son équipe internationale.

 

« Prédateurs, passez votre chemin ! »

Le chercheur s’était par le passé intéressé au genre Adelpha, qui regroupe des papillons particulièrement véloces, et dont certaines des espèces qui le composent sont presque indissociables. Nombre de chercheurs pensaient jusque-là que ce mimétisme témoignait de défenses chimiques cachées. Keith Willmott soupçonnait quant à lui l’expression d’un « mimétisme de fuite » porteur de ce message : « Prédateurs, passez votre chemin ! Mes capacités de fuite sont bien au-delà de vos talents de chasse« . Restait à prouver le concept.

L’expérience mise au point par l’équipe de scientifiques a recruté des mésanges bleues sauvages, une espèce européenne qui n’avaient jamais vu auparavant de papillons Adelpha. Dans une première phase d’apprentissage, les passereaux ont été mis en contact avec de faux papillons en papier dont les motifs colorés, inédits pour eux, appartenaient à des Adelpha. Ces artefacts ont été associés à deux expériences négatives pour les mésanges : celle de l’amertume et celle de la fuite.

faux papillons

 
   

Les faux papillons utilisés par les chercheurs. Crédit: Erika Páez.

 « Une étude qui fera date »

Sous le faux thorax des premiers papillons étaient attachées une amande préalablement trempée dans une solution amère, alors que les seconds dissimulaient une friandise normale. Ces derniers étaient attachés à un rail, ce qui permettait de simuler une fuite rapide dès qu’un oiseau se décidait à les attaquer. Lors de la seconde phase de généralisation, les mésanges ont montré qu’elles avaient appris à reconnaître les motifs colorés des Adelpha : elles les évitaient cette fois, leur préférant les papillons bruns communs.

Selon Marianne Elias, spécialiste de biologie évolutive au Muséum national d’histoire naturelle et coauteur de l’étude, « cette étude fera date, car c’est une démonstration expérimentale rigoureuse que des prédateurs sont capables d’associer un motif coloré particulier à la difficulté de capture des proies, et de généraliser cette association à des motifs proches ». Il semblerait même que la rapidité et l’agilité des proies soient plus dissuasif pour les prédateurs que leur amertune. En effet, cette expérience a montré que les mésanges étaient 1,6 fois plus susceptibles d’attaquer un papillon de mauvais goût qu’un papillon véloce: le premier fournira toujours un repas à l’oiseau, ce qui ne sera pas le cas du second. La convergence évolutive observée chez certaines espèces de papillon Adelpha, à l’origine de leur grande ressemblance, serait ainsi le fruit du « mimétisme de fuite ». Un processus qui pourrait expliquer pourquoi d’autres insectes dépourvus de défenses chimiques possèdent des indices visuels similaires.

 

Par Angèle Petit

Comment les parures des papillons transmettent toutes sortes de messages codés

Publié le 17/03/21 à 08h45

morpho

Les couleurs interviennent dans l’équilibre thermodynamique des papillons — © Sian COOPER / UNSPLASH

  • Les signaux colorés ornant les ailes des papillons constituent un vecteur de communication des plus importants, selon notre partenaire The Conversation
  • On distingue deux grandes catégories de couleurs : celles destinées au camouflage et celles qui délivrent un message destiné aux partenaires ou aux prédateurs.
  • L’analyse de ce phénomène a été menée par Serge Berthier, professeur en physique à Sorbonne Université.

Si vous avez un jour la chance de vous promener au cœur de la forêt amazonienne, vous verrez forcément cet éphémère flash bleu iridescent qui traverse le sous-bois. Vous venez d’admirer le vol du Morpho ! Dans le vert profond de la forêt et le rouge de la terre, on ne voit que ça. Pourquoi ce papillon parfaitement comestible a-t-il choisi de s’exhiber ainsi ? Dans ce cas précis, il s’agit d’un mâle qui signale sa présence à sa discrète compagne, cachée au sommet de la canopée.

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Chez Morpho rhetenor, les couleurs servent à communiquer au sein de l’espèce : la femelle, jaune et brune, reconnaît le mâle par sa livrée chatoyante et iridescente © Serge Berthier, CC BY-NC-ND

 

Chez les papillons, et particulièrement dans cet environnement chaud et humide, les signaux colorés constituent un des vecteurs de communication intra (au sein d’une même espèce) et interspécifique (envers d’autres espèces, proies ou prédateurs) les plus importants. C’est un jeu complexe où chacun envoie des messages à tout le monde, des informations véridiques, mais aussi trompeuses – des fake news, dirait-on aujourd’hui.

 

L’interprétation de ces jeux subtils a été apportée par les savants explorateurs du XIXe siècle.

Ceux-ci apportèrent beaucoup d’eau au moulin de Charles Darwin, leur contemporain, qui élaborait alors sa théorie de l’évolution des espèces. Ces jeux colorés sont en effet une magnifique illustration de l’évolution et de la sélection naturelle. Ces savants, Henry Walter Bates, Alfred Russell Wallace, Fritz Müeller, pour ne citer que les plus célèbres, ont parcouru l’Amazonie ou les forêts du Sud-est asiatique en tous sens et ont percé les secrets de ces échanges. Un classement des couleurs se met lentement en place, non pas en fonction de leur origine – nous verrons cela plus loin – mais de leur fonction.

Une classification des couleurs

On distingue deux grandes catégories de couleurs, qui valent tout aussi bien pour les animaux que les plantes : les couleurs cryptiques, destinées au camouflage, et les couleurs « sématiques », qui délivrent un message. Les messages des couleurs sématiques peuvent être vrais ou faux, destinés aux partenaires ou aux prédateurs.

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Couleurs et motifs cryptiques de Biston strataria (Hufnagel, 1767) © Serge Berthier, CC BY- NC-ND

 Les messages intraspécifiques, entre mâles et femelles où parfois entre insectes du même sexe, affichent leur appartenance à l’espèce et leur genre (les dimorphismes sexuels, les différences d’aspect sont courants et souvent impressionnants chez les papillons). Les

messages interspécifiques s’adressent aux prédateurs et signalent le danger qu’il y aurait à

attaquer. C’est chez ces derniers que les mimétismes se sont développés. Ils prennent le nom de leurs inventeurs.

Se déguiser en animal non comestible ou dangereux : « j’ai l’air dangereux, mais c’est un faux »

Le mimétisme « batésien », mis en évidence par Henry Walter Bates, est certainement la plus spectaculaire des stratégies défensives des lépidoptères. Elle consiste en l’usurpation par un papillon comestible (le mime) de la livrée sématique – la couleur, les motifs – mais aussi des attitudes de vol d’un insecte non comestible (le modèle), quelle qu’en soit la cause : toxicité, goût désagréable ou venin. Les guêpes ( hyménoptères) par exemple, avec leur abdomen rayé noir et jaune, sont couramment copiées par les lépidoptères. S’il assure une relative immunité au mime, cet insecte qui se drape au fil de l’évolution de couleurs qui ne sont pas les siennes initialement, le mimétisme batésien met l’espèce modèle en danger.

mimétisme batésien

 
   

Mimétisme batésien : à gauche le Monarque Danaus chrysippus (non comestible) et l’un de ses très nombreux mimes, Hippolimnas missipus, comestible © Serge Berthier, CC BY-NC- ND

 L’efficacité du mimétisme batésien est d’autant plus importante que la population mimétique est faible au regard de celle mimée. En effet, l’apprentissage du prédateur s’effectue par une succession de réussites (capturer et manger des insectes comestibles) et d’échecs (insectes non comestibles), une trop forte proportion des insectes-mimes annulerait l’effet d’avertissement des couleurs sématiques des insectes-modèles. De ce point de vue, le mimétisme batésien peut être considéré comme un parasitisme auquel le modèle peut tenter d’échapper en modifiant sa livrée. On peut alors assister à une évolution parallèle du mime et du modèle, ce dernier

tendant à s’éloigner le plus possible du premier qui, ainsi mis en danger, tente de le rattraper.

 

Quand des espèces toxiques se copient les unes les

autres : « ceci n’est pas ma couleur, mais je suis vraiment dangereux »

mimétisme müllerien

 
   

Mimétisme müllérien : Deux espèces toxiques se partageant ma même niche écologiques : Itulia hilione en haut et Thyridia confusa en bas © Serge Berthier, CC BY-NC- ND

 

Les espèces réellement « protégées », car elles sont non comestibles ou dangereuses, et présentant des couleurs sématiques, ne sont pas ipso facto à l’abri des prédateurs. Le danger pour elles, bien réel, survient durant l’apprentissage du prédateur qui, pour associer un désagrément à un signal avertissant, doit y avoir goûté de nombreuses fois. Ce risque d’erreur, souvent fatale pour le papillon, sera d’autant plus faible que le message sera clair et non ambigu. Le message doit être fort – les couleurs sématiques sont voyantes, mais elles ne doivent pas se présenter en trop grand nombre.

 

Ainsi les espèces protégées ont-elles intérêt à offrir une livrée identique aux yeux des prédateurs. Elles se partagent ainsi les pertes dues aux erreurs d’apprentissage des prédateurs et accélèrent ce dernier. Ce type d’associations, dites « müllériennes » et décrites par Fritz Mueller, est un cas limite de mimétisme, puisque tout le monde copiant tout le monde, il n’y a plus de mime ni de modèle bien défini. Et on comprend dès lors que tout intrus comestible dans l’association, par le fait du hasard ou d’un mimétisme batésien, réduit la portée du message.

Curieuses associations de couleurs

On peut souvent observer des papillons très bien camouflés au repos, mais qui exhibent des couleurs très voyantes lorsqu’ils décollent. C’est une autre stratégie.

association cryptique,sémantique

 
   

Association cryptique/sématique, dite association « guillominéenne » chez Catacolia ilia. Les ailes antérieures, exposées au repos sont cryptiques ; les ailes postérieures, visibles en vol, sont sématiques © Serge Berthier, CC BY-NC-ND

 

Les couleurs agissent au gré des mouvements des ailes. Le message est à chercher dans la dynamique de leur apparition ou disparition ! Par exemple, les colorations « éclairs », où un papillon camouflé révèle brusquement les couleurs vives de ses ailes postérieures en décollant, provoquent un instant d’indécision chez l’attaquant. À l’inverse, le prédateur peut être d’abord attiré par un signal visuel fort d’un papillon en vol, et ne plus voir sa proie qui devient invisible lorsqu’elle est au repos. En ce cas, le prédateur, éternellement frustré, finit par associer la couleur non plus à une proie, mais à une absence de proie ! Il finira par ne plus être attiré par cette couleur. Ces phénomènes sont appelés « associations guillauminéennes », du nom de l’entomologiste Guillemin.

Se draper de couleurs pour se tenir chaud

Les couleurs ont une autre fonction, non pas liée cette fois à leur aspect visuel, mais à l’origine pigmentaire de certaines d’entre elles. Les pigments absorbent une partie du spectre solaire pour ne laisser voir que l’autre (un pigment rouge absorbe toutes les longueurs d’onde du violet au jaune). Cette lumière absorbée et donc l’énergie qu’elle transporte sont généralement converties en chaleur. Les couleurs interviennent donc aussi dans l’équilibre thermodynamique des papillons qui sont des organismes « exothermes », qui puisent une grande partie de leur énergie… du soleil.

Ces petites bêtes qui rendent service à la nature

Les fourmis rousses font voyager les graines

Formica rufa se nourrit essentiellement d’araignées et d’insectes ainsi que de miellat, un liquide sucré excrété par les pucerons. Mais ces fourmis raffolent aussi des graines, dont elles consomment la petite excroissance charnue riche en lipides et en protéines, laissant intacte la partie nécessaire à la germination. En transportant ces graines vers leur fourmilière, voire en les perdant en route, elles permettent ainsi à de nouveaux plants de germer loin de la plante mère.

fourmi rousseUne fourmi rousse

Les araignées régulent les populations d’insectes

argiope

L’argiope frelon bâtit sa toile à la lisière des bois, un emplacement propice à la capture des insectes : une étude suisse a montré qu’en été une femelle attrape chaque jour 90 milligrammes d’insectes, soit près de 20 % de son poids ! Parmi les préférés de l’argiope : des orthoptères (sauterelles, grillons) et des hyménoptères (guêpes, fourmis). À l’échelle du globe, les araignées avaleraient entre 400 millions et 800 millions de tonnes de proies par an. Elles font elles-mêmes le régal des oiseaux, des hérissons et des musaraignes…

araignée

Les vers de terre bonifient les sols

ver de terre

Lorsqu’ils trouvent de la nourriture en surface, les vers de terre communs (Lumbricus terrestris) l’emmènent en profondeur où ils la laissent se décomposer avant de la manger, mélangée à de la terre. Sur 1 hectare de sol, l’équivalent de 250 000 lombrics fait ainsi transiter entre 300 et 600 tonnes de terre dans leur tube digestif ! Or leurs déjections enrichissent les sols.

Par ailleurs, les tunnels qu’ils créent aèrent la terre et favorisent la circulation des liquides et des gaz dont se nourrissent les plantes, via leurs racines. Ils accélèrent également l’infiltration de l’eau, contribuant à limiter le ruissellement et l’érosion.

ver de terre

Les géotrupes des bois nettoient les forêts

géotrupe des bois

Anoplotrupes stercorosus, communément appelé bousier, mange les déjections de mammifères (cervidés, chevaux, lapins…) et même des champignons en pleine décomposition ! Au printemps, ce scarabée enterre ses œufs au fond de corridors, parfois longs de plusieurs dizaines de centimètres, creusés dans la terre. Il les installe sur des excréments d’animaux rapportés de la surface et rassemblés en boule, à partir desquels se nourriront les futures larves.

Un bousier au travail

bousier au travail

Les cloportes communs recyclent les détritus

cloporte

Armadillidium vulgare est un détritiphage : il ne mange que des feuilles et des herbes en décomposition. Grâce à ce régime alimentaire, il permet aux nutriments de retourner plus rapidement dans le sol. Souvent caché sous les écorces ou le bois mort, le cloporte dispose d’assistants originaux pour digérer ces détritus : des chercheurs français ont découvert que le système digestif de ces insectes abrite pas moins de 300-espèces de bactéries différentes !

cloporte

 

la photographie sur les réseaux sociaux est – elle une pratique et un espace relationnels ?

selfie

L’image et la photographie occupe une place de choix sur internet, et particulièrement sur les réseaux sociaux, on peut même dire que l’image y est prépondérante, voire envahissante. Face à ce déferlement d’images, il importe plus que jamais de réfléchir sur le statut de l’image dans notre société et, pour ce qui nous intéresse, sur les réseaux sociaux, plus particulièrement sur ce que l’on peut en voir sur Facebook, murs, pages ou groupes Facebook.

 

Utilisatrice de Facebook moi- même depuis de nombreuses années et postant de nombreuses photos sur ce réseau social, je me suis interrogée depuis un certain temps sur les liens qui pouvaient s’établir, via les échanges de photos sur Facebook, entre des internautes partageant la même passion pour l’image photographique. Je m’intéresse ici aux personnes et groupes pratiquant la photo comme un art et comme une passion, en réfléchissant au sens et à la composition de leur image, et qui ont une exigence de qualité quant à leur production. Mon étude ne portera donc pas sur ceux qui, rivés à la smartphone, ont une pratique addictive de

l’image et pour qui, une fois l’image prise et postée, est aussitôt oubliée. Non, je me penche ici sur les personnes qui réfléchissent à leur cadrage et qui situent leur pratique photographique dans la durée, qu’ils soient amateurs ou professionnels peu importe,l’essentiel est le souci de la constitution d’un regard et d’une œuvre cohérente. La photographie dont il sera question ici est la photographie de nature et principalement de paysage.

Pratiquant la photo et le partage de photos sur les réseaux sociaux depuis quelques années, je me suis interrogée sur la façon dont le partage de photos permettait de mettre en relations plus ou moins poussées et intimes des internautes pratiquant la photographie. Grâce au net, j’ai fait la connaissance de nombreux photographes et avec certains les relations ont dépassé le simple échange d’image. J’ai été assez étonnée en particulier du courant d’amitié qui s’est porté et développé envers un photographe de paysage des Vosges, dont beaucoup d’internautes, dont je suis, avaient pu admirer le talent certain. Après l’annonce par ce photographe de sa

maladie grave, des tas d’internautes photographes n’ont cessé via Facebook de lui témoigner un soutien et une affection sans faille, à une intensité que j’ai rarement vue sur le net.

Tout cela fait que je suis amenée à me poser la question, comment et dans quelle mesure la photographie sur les réseaux sociaux peut –être une pratique et un espace relationnels, bénéficiant à la fois des caractéristiques relationnelles de la photographie et du net.

Mon hypothèse est que si Internet peut être, comme le soutient Serge Tisseron, un médium malléable, la photographie de nature, et particulièrement de paysage peut être conçue comme un objet et un espace transitionnel, retrouvant le trouvé-crée du bébé. La photographie sur les réseaux sociaux se caractérise aussi par un goût du partage et de la solidarité, ainsi qu’une quête de reconnaissance, au sens du philosophe allemand Axel Honneth. C’est à partir de ces caractères de la photographie sur Internet que peuvent s’établir entre photographes des relations profondes et véritables, des « relations d’objet virtuel » comme le dit Serge Tisseron, qui oscillent entre le pôle virtuel et l’actualisation de ce virtuel et non des « relations d’objet virtuelles », qui restent seulement sur le pôle virtuel de la relation, sans avoir d’actualisation ni de lien avec la réalité.

Pour Serge Tisseron, Internet possède en effet les caractéristiques du médium malléable :

-C’est « un espace dénué de forme propre. »

C’est « une consistance qui invite à s’en emparer. »

-C’est « une interface indestructible. »

-C’est un « espace qui s’adapte au rythme de chacun. «

-C’est un « espace perpétuellement réactif. «

 –C’est « un espace doué de sensibilité propre. «

-C’est « un espace prévisible et rassurant. «

 -C’est « un espace disponible à toutes les propositions. »

 –C’est « un espace qui nous sollicite autant que nous le sollicitons. «

( Serge Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser, du virtuel psychique au virtuel numérique, Paris, Dunod, 2012, p.135-139).

La photographie sur Internet et les réseaux sociaux participe de ces traits communs de médium malléable, mais il y ajoute les caractéristiques propres à l’image et à la photo.

Premièrement, la photo convoque toujours l’absence et le regard de la mère, en même temps que la photo regarde celui qui l’observe, dans une co-construction du sens, comme dans le trouvé crée du bébé.

Deuxièmement, il y a un plaisir du partage et une quête de la reconnaissance et un plaisir de la réciprocité dans le partage de photos sur les communautés virtuelles de photographes.

La photo est d’abord l’histoire d’un regard, d’un regard mutuel, un regard et une relation qui n’a rien de mortifère, au contraire de ce que pensait Roland Barthes, mais est bien au contraire du côté de la vie et plonge dans les sources de la vie et de l’émerveillement du monde.

Anne, après la mort de son père, classe des photos de famille depuis plusieurs heures. Elle ne connaît pas forcément toutes les personnes représentées sur les photos et certaines lui sont même totalement inconnues. Un soudain, c’est le choc, la révélation inattendue, le flash !

Devant une photo de son grand -père, disparu quand elle avait 5 ou 6 ans et dont elle n’avait que peu de souvenirs, simplement celui d’une grande affection de part et d’autre, elle entend tout à coup, sa voix, aussi claire et distincte que si son grand- père avait été présent à côté d’elle en chair et en os à ce moment. Une vague d’émotion la submerge, c’est comme si l’amour que lui portait son grand- père lui était immédiatement rendu, elle qui est à présent dans le deuil de son propre père. Ce souvenir, ce moment de magie intime, elle gardera précieusement en mémoire, comme une illumination dans les ténèbres du chagrin.

La photographie, c’est en premier lieu, le rappel et la mémoire du regard et de la présence de la mère, de la présence qui a élevé l’enfant et qui fut pour lui d’abord le monde, le symbole et le mode de ses premières relations au monde. La photo nous ramène donc à un temps d’avant les mots et le langage, à un temps où le monde s’appréhendait avant tout par le sensible, le toucher, la vue, le goût, l’odorat, à un temps où l’enfant s’imaginait créer le monde en le voyant, en même temps qu’il était créé et existait par ce même monde. Se voir comme présent dans le regard de la mère, se représenter la mère comme endeuillée de la présence de l’enfant, et donc portant en lui son souvenir et son image, lorsque cet enfant n’est plus présent devant elle, voilà un des rôles principaux de la photo, pour ne pas dire le principal. Se sentir présent au monde et le monde présent en soi, comme au temps où le soi et le monde n’étaient pas encore bien différenciés, dans une sorte de présence mutuelle, de communion quasi magique, voilà une des fonctions majeures de la photo.

La photographie peut donc être considérée comme un espace et une pratique transitionnelle, et comme un médium malléable.

La photographie peut également être conçue comme un objet trouvé- crée, comme le bébé s’imagine, dans ces premiers temps de vie, selon Winnicott, crée le monde en même temps qu’il le crée. François Jullien (Vivre de paysage ou l’impensé de la Raison (Nrf/Gallimard, Paris, 2014) et Augustin Berque (Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, (Editions du Félin, Paris, 2010), ont bien montré que le regard et la notion de paysage n’était pas donnés mais construit, et que regarder un paysage, voir un paysage était synonyme d’un changement dans la sensibilité et les mentalités d’une époque et d’une civilisation.

Pour Augustin Berque, la notion de paysage est née en Chine, par ce que les élites chinoises ont été capables de « voir » un paysage là où le « commun « n’en voyait pas, car elles étaient dégagées des soucis « mondains » du quotidien et capables de ce recul contemplatif.

Contempler un paysage pour le premier poète paysager chinois, Xie Lingyun , ( V ème s. après J.C) est vraiment un sentiment pour happy few.

Pour François Jullien, suivant en cela la théorie chinoise du paysage, pour faire paysage, il faut une participation autant de ce qui est regardé, le paysage, que de celui qui regarde.

Observateur et paysage se co-enfantent, se co-construisent, comme le dit Shi- Tao, peintre et théoricien chinois du XVIIIème siècle :

 Il y a cinquante ans, il n’y avait pas encore eu co-naissance de mon Moi avec les Monts et Fleuves, non pas qu’ils eussent été valeurs négligeables, mais je les laissais seulement exister par eux- mêmes. Mais maintenant les Monts et Fleuves me chargent de parler pour eux ; ils sont nés en moi, et moi en eux. J’ai cherché sans trêve des cimes extraordinaires, j’en ai fait des croquis, monts et fleuves se sont rencontrés avec mon esprit, et leur empreinte s’y est métamorphosée, en sorte que, finalement ils se ramènent à moi, Dadi. »(Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille –Amère, traduit et annoté par Pierre Ryckmans, Plon, 2007, p. 76.).

Ainsi, le paysage et donc la photographie de paysage peut être conçue comme un objet- trouvé-crée, comme une mémoire des premières expériences de vie, comme un souvenir des origines du monde. La photographie de nature peut parfois être vue alors comme une expérience océanique, au sens de Romain Rolland, une expérience qui nous met au contact des sources de la vie, au contact et en communion avec le reste du monde, dans une sorte de plénitude.

Sur les communautés de photographe de nature en effet, il est souvent précisé que les photos acceptées ne doivent montrer que de la nature sauvage (comme dans le groupe Facebook,)

Passion photo et nature, où toutes les images de zoo ou d’animaux domestiques sont interdites), ou bien ou l’empreinte humaine est réduite à son maximum (comme dans le groupe Facebook Photographies de paysages). La Charte de ces groupes précise souvent que les photos doivent être faites dans le respect de la nature, avec le minimum de dérangement pour l’environnement, un souci éthique et un goût pour ce qui reste une nature vierge et intouchée, dans un souvenir mythique des origines de la vie. Le paysage est là ce qui fait trace, mémoire de temps révolus et inconnus, mémoire d’une expérience commune, d’un héritage commun qu’il s’agit de préserver, même si on se sait plus exactement en quoi il consiste. Le paysage est à réinventer, à recréer à chaque photo et on ne sait plus alors vraiment qui est à l’origine de la photo, entre ce qui est photographié et celui qui regarde et prend la photo. La photographie de nature est un perpétuel recommencement, un mouvement de va-et-vient, entre ce qui est trouvé et ce qui est créé. La photographie de nature est un vrai retour aux origines, de la vie et du regard.

Mais cette expérience de plénitude ne prend vraiment sens que si elle peut être connue et partagée.

En effet, c’est là une autre des caractéristiques de la photo sur Internet, c’est le goût du partage et la quête de reconnaissance.

Ce qui s’est joué pendant la prise de vue, les affects que l’on a vécu alors et la façon dont on les retranscrits dans la photo, celui qui a vécu cette expérience peut avoir envie, voire besoin de les partager et les réseaux sociaux sont justement là pour ça. Dans les communautés virtuelles de photographes de nature, les échanges et partages sont nombreux, certains postent juste une photo, d’autres mettent les circonstances de la prise de vue, d’autres des spécificités techniques, mais ce que l’on attend, ce sont des échanges avec d’autres photographes à propos de l’image en question, qui sont vus aussi comme des formes de reconnaissances de son travail.

Les échanges attendus sont évidemment attendus comme constructifs, mais j’ai très rarement vu de la méchanceté pure ou des attaques ad hominem à propos d’une photo, et les fautifs sont alors rapidement rappelés à l’ordre par les autres internautes. Ce qui semble un moteur dans ces communautés virtuelles, c’est la réciprocité des échanges, un peu comme si, dans l’esprit de Marcel Mauss, le don d’une photo appelait un contre -don, sous forme d’une autre photo ou d’un commentaire. C’est ainsi que partager les photos d’une autre personne, sous réserve que cette personne soit créditée, participe de cette économie d’échanges et de dons, contre- dons.

Cela participe aussi d’une quête de reconnaissance, reconnaissance sociale par les pairs photographes, reconnaissance d’une valeur artistique par d’autres praticiens de l’image, dans le sens que le philosophe allemand Axel Honneth attribuait à cette notion de reconnaissance, comme besoin fondamental de notre société (La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000). Cette notion de reconnaissance s’enrichit aussi, dans l’esprit de Honneth, d’une notion de solidarité, comme je l’ai montré au début de ce texte avec ce photographe atteint de maladie. La photographie de nature est souvent une pratique solitaire et c’est souvent aussi ce qui attire là-dedans des personnes qui apprécient ce moment de lien intime et solitaire avec l’élément naturel, mais c’est aussi une pratique qui a besoin de partage, partage des éprouvés et besoin de participer à une communauté d’appartenance. Et Internet permet une diffusion des clichés comme jamais auparavant et la participation à des communautés aussi étendues que possible.

Ainsi, la photographie sur les réseaux sociaux peut bien être conçue comme une pratique et espace relationnel véritables, un espace transitionnel qui permet de retrouver le souvenir d’expériences premières de découverte du monde, de façon non traumatisante et sécurisante, comme un écho d’expériences océaniques. Dans le même mouvement, cet espace

transitionnel qu’est la photo sur le net permet d’actualiser ces expériences premières dans des éprouvés actuels, que l’on peut partager avec d’autres, avec lesquels des sentiments d’appartenance, voire d’amitié, et une solidarité réelle peut exister. Il s’agit donc bien de

« relation d’objet virtuel », avec une balance réelle entre pôle virtuel et actuel de la relation.